La dénomination des voies et des équipements publics permet d’inscrire un territoire dans le temps long, l’histoire et les mémoires qui façonnent les identités de nos villes. En 2024, la mairie de Nantes s’était engagée à inscrire dans la mémoire nantaise les noms de Missak et Mélinée Manouchian. Par délibération du conseil municipal du 10 octobre 2025, c’est désormais chose faite et Aymeric Seassau a tenu à rappeler leur histoire et le symbole qu’ils représentent aujourd’hui pour la République française.
« Je veux avant tout remercier Olivier Chateau et les équipes de la direction du Patrimoine pour avoir rapidement trouvé une place à nommer « Missak et Mélinée Manouchian », après que le Président Macron a permis leur entrée attendue au Panthéon.
Nous voterons cette délibération au lendemain de l’entrée au Panthéon de Robert Badinter, l’homme de l’abolition de la peine de mort. Quel symbole et quelle fierté ! Nous le faisons alors qu’à Nantes comme à Châteaubriant, nous nous apprêtons à organiser les 84e commémorations des exécutions des 50 otages. Nous le faisons enfin à quelques jours de la disparition de Léon Landini, dernier survivant des FTP-MOI ou Francs-tireurs et partisans - Main d’œuvre immigrée, une des organisations de la résistance communiste.
« Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant »,
écrira Aragon, si magnifiquement mis en musique par Léo Ferré, à propos de l’exécution de Missak Manouchian et de ses camarades.
Il était Arménien, ses frères étaient Polonais, Hongrois, Italiens, Espagnols, qualifiés alors d’apatrides comme une insulte, alors qu’ils étaient, comme tant d’autres, l’honneur de la Nation.
« Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la liberté et de la paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous !
Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant le soleil et la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes biens chers amis », écrira Missak dans sa dernière lettre à Mélinée, lui demandant d’apporter ses souvenirs si possible à ses parents en Arménie.
Le seul regret concédé dans ce texte bouleversant aura été de ne pas l’avoir rendue heureuse et de ne pas avoir eu un enfant d’elle qui le désirait tant.
Elle, née à Constantinople, orpheline de deux parents tués lors du génocide arménien, exilée en Grèce puis en France, elle n’obtiendra la nationalité française que sur le tard. C’est au Comité de Secours pour l’Arménie et au Parti communiste qu’ils ont rejoint par engagement antifasciste que se rencontrent les jeunes apatrides. Ils partagent un amour pour la culture française et la République qui dépasse la simple reconnaissance. Mélinée poursuivra le combat dans la résistance clandestine en l’absence de Missak et s’engagera à la Libération dans le Centre d’Action et de Défense des Immigrés.
Partageant l’après-guerre entre la France et l’Arménie, elle travaillera jusqu’à son dernier souffle à défendre la mémoire des FTP-MOI et à faire connaître l’œuvre poétique de Missak.
« J’ai grandi nu sous le fouet de la gêne et de l’insulte, sur l’autel des vanités tyranniques de ce temps, naïf – tenant pour abri l’espoir tant de fois promis », dit un de ses poèmes, Le miroir et moi.
Cet espoir tenu pour abri, c’est la maison commune que nous nommons République, celle qui respecte ses fondations, en tenant la porte ouverte à l’exilé.
S’incliner devant la mémoire de Missak et Mélinée, c’est s’incliner au nom de la France, en saluant le sacrifice de l’apatride quand certains Français, « de souche » pourtant, collaboraient avec l’occupant. C’est ne rien céder au repli identitaire du moment. C’est accepter la France comme nation politique à mille lieues des acceptions ethniques ou confessionnelles fantasmées contre l’histoire et sa réalité factuelle. C’est reconnaître que la France républicaine a été bâtie, aussi, par des étrangers, par ces Polonais qui criaient à Valmy « Vive la Nation », par ces Italiens, Espagnols, Hongrois, Américains, Algériens — « coloniaux » disait-on —. Rassemblés dans l’armée des Vosges sous l’ordre d’un Garibaldi vieillissant, convenant avec Gambetta qu’il serait bien dommage qu’on se batte sans lui au nom de la République. Pour beaucoup, des Méditerranéens mal équipés face au froid de l’hiver et les seuls pourtant, de toute l’armée française, à remporter une victoire face aux Prussiens.
Quelle est belle, cette République aussi indivisible que notre nation politique, que les héritiers de Pétain s’emploient encore à trier et à opposer. À la xénophobie imbécile, aux haines criminelles, nous sommes encore nombreuses, nombreux à opposer l’honneur et la dignité, l’amour et la fraternité, comme Missak et Mélinée, avec l’espoir pour seul abri et la tenace certitude que les idées ne meurent pas.
Nantes s’honorera dès demain du choix solennel que nous nous apprêtons à faire aujourd’hui, que Missak et Mélinée reposent en paix, ensemble, dans l’écrin formel de la République reconnaissante.
Demain et pour de longues années, sur cette place de la cité, nombreux seront celles et ceux qui passeront, s’aimeront, profitant du soleil et de la belle nature, goûtant la douceur de la liberté et de la paix. Je forme le vœu qu’en levant les yeux vers la plaque qui nommera désormais ces lieux, ils et elles se souviennent de ce qu’ils doivent au sacrifice de Missak et au travail de mémoire de Mélinée au cœur brisé. »